2020, UNE ANNÉE DE RÉSILIENCE

 

On a hésité des mois entiers avant d’écrire ce texte.

 
C’est qu’aujourd’hui, alors qu’on est désormais quasi sûr d’être sorti d’affaire qu’on se décide à en parler publiquement.
 
Ce texte vous aidera sans doute à comprendre cette année, ou du moins par quoi l’association a dû passer en 2019/2020. Pour la faire courte, l’association et moi-même avons subi une escroquerie en bande organisée, pour un montant colossal, de laquelle nous avons mis environ un an à se remettre.
 
En fin de saison 2019, le Kraken nécessitait un certain nombre de travaux et, las d’avoir constamment des soucis mécaniques, on décide d’investir une fois pour toutes et de refaire complètement la partie mécanique du navire.
La banque nous demande l’intervention d’un expert maritime pour estimer les travaux et, alors en face de Fréjus, je tape dans Google « Expert maritime Fréjus ». Je tombe sur une société dénommée Nav’Expert, dirigée par Elie Tabet, qui fait des expertises de navires et du suivi de chantier.
 
J’appelle Elie, qui décide d’aider l’association en nous facturant l’expertise mais, dans le cadre de travaux, nous vendrait les pièces au prix coûtant.
Au vu des contrats de sponsoring que je passe à longueur de journée avec l’association, rien n’est plus normal qu’une entreprise qui souhaite nous aider en nous faisant des prix avantageux, en échange d’un peu de communication sur celle-ci.
 
Après une expertise du Kraken menée avec l’ancien capitaine Damien Vinet, Nav’Expert nous donne un premier devis d’environ 350.000 euros, comprenant une réfection complète du moteur principal, de l’électricité, de la plomberie, de 2 des 3 mâts et de la voilure complète du Kraken.
On définit ensemble le chantier maritime de Savone en Italie pour effectuer les travaux, puis ensuite il nous faut payer 50% du montant pour lancer les commandes de pièces et le chantier.
 
Pour cela je n’ai pas besoin d’emprunter à la banque, car un ami qui m’est très cher me prête 120.000 euros qui, ajoutés à la trésorerie de l’association sont suffisants pour payer ces travaux.
 
On paye 50% du montant, puis direction l’Italie.
 
Arrivés à Savone, le chantier maritime est au courant de notre arrivée, la grue est prête à nos sortir de l’eau, Nav’Expert est sur le quai pour nous accueillir, etc… Bref, tout est normal.
 
On vide le bateau et on le quitte pour lancer correctement les travaux. Je décide d’embaucher le capitaine alors sur le Kraken pour suivre les travaux et me donner des nouvelles régulières.
 
3 jours après la sortie de l’eau, le capitaine m’appelle pour me signifier qu’il avait effectué un sondage ultrason de la coque du Kraken avec Nav’Expert et que les données reçues n’étaient pas bonnes du tout : il ne reste que 20% de l’épaisseur de la coque à certains endroits. Une énorme partie de la coque doit être changée, donc le ballast (le lest en fond de cale) de 35 tonnes en béton doit être cassé pour accéder aux plaques de coque, tout dessouder et en installer de nouvelles : 700.000 euros à rajouter PLUS une tente de protection autour du Kraken à 42.000 euros.
 
Je demande des validations, mais le capitaine Damien Vinet me certifie qu’il était présent lors du sondage et que la coque est pourrie.
 
Surtout, le principal problème est que le 1er chantier reste en stand by, puisqu’il n’est pas possible de changer l’électricité du Kraken avant de changer la coque.
 
Je cherche des sous dans tous les sens de manière à palier cet énorme coup dur, mais n’y arrive pas. On arrive à payer la tente de protection mais pas le reste. Je décide d’emprunter en banque la moitié de la somme, de manière à lancer le chantier.
 
D’ici là, je demande au capitaine si la tente à bien été installée, si les pièces sont bien arrivées et ses réponses ont toujours été positives : tout est normal.
 
J’emprunte 340.000 euros en étant garantie personnelle (impossible de mettre le bateau en garantie puisque les banques ne peuvent prendre des hypothèques maritimes que sur des navires battant pavillon français).
Je paye cette somme afin de lancer le chantier.
 
A partir de là, les relations se tendent avec Nav’Expert, qui nous envoient toujours d’autres petites factures pour justifier le non démarrage du chantier. Je paye la première pensant que le chantier allait démarrer, mais il y avait ensuite une autre excuse pour ne rien faire. Surtout, aucune des photos que je demande ne me sont envoyés.
 
Je décide d’aller au chantier en personne et sur le trajet, Nav’Expert et Damien Vinet m’appellent à de nombreuses reprises pour me dissuader d’aller voir directement sur place. Prétextant même que le chantier maritime ne nous laissera pas rentrer.
 
Arrivé à Savone, je me rends compte qu’aucune pièce n’a jamais été délivrée, qu’il n’y a pas de tente autour du Kraken et surtout, que le chantier maritime de Savone n’a jamais été payé par Nav’Expert. En appelant le capitaine, que je payais pour être présent, il m’annonce sans broncher n’être jamais allé en Italie « parce qu’il ne parlait pas Italien » et « qu’il travaillait en confiance avec Elie Tabet ».
 
Je demande au chantier maritime une expertise ultrason de la coque, et ils m’indiquent après passage que la coque n’a pas le moindre problème. Il s’agissait pour Nav’Expert d’un moyen de nous soutirer plus d’argent.
Nav’Expert n’a donc acheté aucune pièce, a délivré une fausse expertise du Kraken, n’a jamais payé le chantier maritime et est parti avec 647.000 euros.
Cette somme correspondant à la trésorerie complète de l’association, le prêt de mon ami ET ma capacité maximale d’emprunt.
 
Sans compter que pour repartir à l’eau, il fallait encore faire tous les travaux nécessaires.
 
Bref, nous avons portés plainte à Marseille le jour-même, soit le 21 janvier 2020.
 
Il y a pile un an.
 
La justice n’a encore strictement rien fait pour interroger Elie Tabet ni Damien Vinet dans cette affaire. Ce délai leur permet juste d’organiser leur insolvabilité le jour où il leur sera demandé de rembourser. Je ne connais pas le degré d’implication du capitaine de l’époque dans cette histoire, mais je laisse la justice (si tant est qu’il y en ait une) faire ce travail d’enquête.
 
En janvier et février 2020, il y a quasiment un an, j’étais au fond du seau.
J’ai dû me battre contre mes démons intérieurs qui me disaient de me foutre en l’air, rongé par la culpabilité d’avoir perdu une telle somme, d’avoir engagé tellement ma responsabilité personnelle, celle de ma famille, rongé par les remords de n’avoir rien vu venir et surtout rongé par la honte.
 
On a un tel sentiment de honte dans cette situation là qu’on a pas envie d’en parler. On est seul.
 
Puis le Covid est arrivé, changeant tous les plans de chacun et surtout, me permettant une vraie pause en famille, à la campagne.
 
J’ai alors appelé un à un chacun des sponsors et mécènes de l’association pour leur expliquer la situation, et surtout pour leur dire que malgré ça, je lâcherais pas. Avec Julie et Victor, la directrice et le responsable communication de l’asso, on allait remettre sur pieds une équipe pour redonner vie au Kraken, et repartir à l’eau.
 
Peu m’ont cru sur le coup, mais personne ne nous a lâché. Je ne sais même pas comment les en remercier aujourd’hui.
 
Sebastien, le capitaine historique du Kraken a également eu une réaction géniale : « Bon, on se retrousse les manches et on y va ». Il arrive à Savone avec son acolyte Fred le 10 juin 2020, pour commencer le chantier.
On est donc 5 membres « permanents », puis on recrute une équipe d’une douzaine de bénévoles surmotivés par le challenge.
 
 
 
 
Les travaux commencent et on ouvre un nombre incalculable de chantiers :
 
– L’isolation du pont arrière bas
– Refaire le pont supérieur arrière
– Enlever la rouille de chaque réservoir d’eau douce, grise et noire
– Repeindre entièrement le Navire
– Traiter toute la rouille du Kraken
– Réparer les voiles
– Réviser toute l’électricité du navire
– Révision des moteurs
– Installation de nouvelles pompes de cale et plomberie
– Et des dizaines d’autres « petits chantiers »
 
Les finances sont extrêmement difficiles à tenir entre les frais de logement, de nourriture, les pièces à acheter constamment, etc… mais on y arrive par je ne sais quel miracle, grâce au soutien de nos sponsors et des mécènes privés qui nous ont soutenus sans faille.
 
Et là, d’une certaine façon, le cauchemar se transforme en rêve éveillé. Une alchimie à nulle autre pareille émerge entre les membres d’équipage, une équipe capable de tout affronter se forme. Ceux qui sont fatigués se font relever par d’autres en pleine forme, de manière à ce que le chantier continue d’avancer toujours à un rythme hyper soutenu. Des amitiés incroyables et des souvenirs indélébiles se sont forgés, entre les soirées dans les maisons louées sur AirBnb, les dimanches passés à se relaxer à la rivière, les apéros peinture (4heures de peinture après la journée de boulot, avec musique et bières à volonté), etc…
 
Durant toute l’année, on s’est débrouillés pour ne pas faire transparaître l’escroquerie dans la communication de l’association, et on a effectué le maximum de dépollutions en France possible. On en a organisé à Tenteling, à Savone, à Lyon, à Paris, on a participés à des dépollutions organisées par des associations amies à Dunkerque, à Strasbourg, etc… Bref, on essayait d’être présents au maximum et de tout de même tenir notre mission première : la dépollution des océans.
 
Les travaux se termineront début Novembre, 5 mois et demi plus tard.
Au final, c’est grâce à plus de 55 bénévoles qui se sont succédés sur ce chantier que le Kraken est désormais à l’eau, non pas sans une dernière sueur froide gigantesque venue du chantier maritime, qui nous réclamait 150.000 euros pour l’année passée sur le chantier et sans lesquels ils ne nous remettraient pas à l’eau.
 
 
 
 
On s’est arrangés, mais pour vous donner un ordre d’idée, il restait exactement 403 euros sur le compte de l’association le jour où on a remis le Kraken à l’eau, en sachant que le bateau et l’équipage coûtent environ 1200 euros par jour.
 
On est partis de Savone en direction de Sète, pour finir l’aménagement intérieur, le gréement et nous préparer à notre programme de navigation entre Madère, les Canaries et les Açores. Surtout, une fois arrivés à Sète, on commence à enchaîner les dépollutions, au rythme de 2 par semaine pour l’équipage du Kraken, ajoutés à celles organisées par nos antennes de Lyon, Forbach et Paris.
 
J’ai mis plus d’un an à sortir financièrement l’association de la panade dans laquelle cette escroquerie l’avait mise. J’ai dû faire des bras de fer assez consistants avec les banquiers, mais pour l’instant ça tient.
 
On commence à ressortir la tête de l’eau, pouvoir envisager d’autres programmes avec d’autres bateaux, dont d’ailleurs 2 ont rejoint la flotte.
Putain la FLOTTE quoi ! Si on m’avait dit y a un an que début 2021 Wings disposerait d’une Flotte de navires !!!
 
Je n’ai pas vraiment de mots pour exprimer le sentiment que j’ai aujourd’hui, à deux semaines du départ du Kraken de Sète, avec à son bord un équipage incroyable à tous les niveaux. Cette année ne nous a pas seulement forgés, mais elle a surtout créé une équipe, une bande de copains, ultra pros quand il s’agit de travailler, avec une motivation sans faille, mais tout aussi géniaux quand il s’agit de s’amuser, de danser, de s’entraider dans les difficultés et de se réjouir dans les réussites.
 
Je ne dirais jamais assez merci à Julie, Victor, Seb et Fred qui ne m’ont pas laissés tomber en février dernier et se sont retroussés les manches en premier avec moi.
 
Un immense merci à ma famille, présente depuis le début dans les galères comme dans les bons moments.
 
Un merci tout particulier aux sponsors de l’association, dont absolument aucun ne s’est désisté lorsqu’ils ont appris la nouvelle.
 
Un merci à la famille Rabiot, à qui on ne rendra jamais assez la confiance, l’énergie qu’ils ont déployés pour nous aider ainsi qu’une aide financière dans les pires moments qui nous ont toujours permis de sortir la tête de l’eau. On a vraiment le meilleur Parrain dont puisse rêver une association.
Et évidement, je ne sais pas comment remercier ces dizaines de bénévoles qui se sont succédés sur le Kraken, sans qui cet énorme pari n’aurait pas pu être tenu.
 
Cette année m’aura appris énormément de choses, m’aura amené tellement bas pour ensuite remonter si haut…
 
Je ne peux m’empêcher de verser une larme en regardant le chemin parcouru…
 
Tout n’est pas rose, Elie Tabet se promène encore impunément à Marseille sans même s’être fait interroger par la police, mais désormais disons que je me focalise sur le positif :
 
On a un magnifique bateau, refait à neuf, on a un équipage fabuleux avec lequel je partirais au bout du monde et avec lesquels les pires galères sont nos meilleures histoires.
 
Et cette année, vous pouvez même pas imaginer la motivation pour dépolluer qui règne sur ce bateau, ainsi que dans mon cœur.
 
Je vous aime,
 
Julien Wosnitza
Président
Wings of the Ocean
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